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La place du corps dans le roman antillais: entre meurtrissure et célébration ou "I pa rikonnet kô-i "?



En fait, je me suis  demandé comment le corps, mieux les corps sont représentés dans les œuvres romanesques caribéennes ? Quels sont leurs langages symboliques ? N'assistons-nous pas, aujourd'hui, dans les scènes  de corps à corps, par exemple, au passage de la maltraitance, de la blès,  meurtrissure des corps héritée de l'Esclavage, à leur célébration ? Ou est-on dans un entre-deux ? 

   L'expression créole "I pa rikonnet kô-i " rapportée à notre problématique  me    permettra, sans doute, d'y répondre. 
Dans sa transposition française, en effet, elle peut se comprendre de trois manières: 
1) La lectrice caribéenne ou le lecteur caribéen d'aujourd'hui ne se reconnaît pas, dit-on, dans les scènes de corps à corps décrites dans les œuvres romanesques caribéennes d'aujourd'hui.  Pourquoi ? Quelles sont les raisons évoquées pour expliquer cela ? - Elles sont trop salaces, trop osées,  trop érotiques voire pornographiques, pas suffisamment pudiques. -  Elles ne présentent aucune  importance, aucun intérêt pour l'histoire,  n'apportent rien à la compréhension de  l'oeuvre en général... 
2) La lectrice ou le lecteur d'ici fait semblant de ne pas se reconnaître, ne veut pas ou ne peut pas se reconnaître parce que son regard est fabriqué, construit par l'autre "zié bétjé brilé zié nèg": elle ou il apprend à se voir (et se mépriser souvent) à travers les yeux de l'Autre, du Blanc en particulier. Fanon en a suffisamment parlé dans Peau noire et masques blancs, pour épiloguer davantage.   
3) La lectrice antillaise ou le lecteur antillais contemporain reconnait-elle ou reconnait- il pour autant son corps dans les langages corporels d'autrefois?  Les hypothèses que l'on peut   formuler sont, selon moi, les suivantes: Si les corps ont toujours peuplé les romans de la Caraïbe: La Caldeira  de R.Tardon, La Rue Cases-nègres ou Diab'la de Joseph Zobel, Gouverneurs de la rosée de    Jacques Roumain et La Danse  sur le volcan ou Amour, colère et folie de Marie Chauvet... cependant, pour la lectrice ou le lecteur  d'aujourd'hui, 
-   D'une part,
l e corps demeure exotique et dans le temps et dans
l'espace: En effet, ce sont les corps de pierrotines et de  pierrotins du début du siècle dernier, de coupeurs ou d'amarreuses  de cannes dans une rue cases-nègres à Petit-Bourg dans les années 30 (cf. La symbolique des mains de Man-Tine), de pêcheurs de Morne blanc au Diamant, de cultivateurs haïtiens de FondsRouge ou de mulâtres  de Port-au-Prince pendant la période esclavagiste ou la dictature duvaliériste... 

-   D'autre part, l e c o r p s d e m e u r e e x o ti q u e d a n s s e s m o r p h o t y p e s (souvent blancs). Qu'on se  souvienne de ce que disait José Hassan/ Joseph Zobel dans La Rue Cases-Nègres lorsqu'il évoque sa passion pour la lecture et l'éveil à sa vocation d'écrivain: " J’admire le don, le pouvoir …J’aimerais bien faire ça un jour. » Même s’il reconnaît, ironiquement, que la Rue Cases-Nègres ne peut constituer matière à écriture « Or, cela ne convient certainement pas pour en faire des romans… » Et même s’il regrette de n’avoir   pu lire de romans "de cette couleur-là " puisqu'il n'y était question que de "personnes à cheveux blonds, aux yeux bleus, aux joues roses". 

 -   De plus, l e corps demeure exotique dans ses postures et dans ses attitudes.   l'Esclavage a laissé  de fortes empreintes  dans la psyché  et dans  l'imaginaire des antillais, (n'oublions pas que certains esclaves mâles étaient réduits à n'être que des étalons et les femmes esclaves, des corps à jouir pour les négriers) les contes, les légendes  en témoignent.  Des "traces" de cette période perdurent dans la   langue créole. Le rapport à soi passe, effectivement,   presque toujours par le corps "viv ko-w", ladjé ko-w", ou pè kô-w... (cf. le lexique de la sexualité ou lexique sexualisé "dékalé""lolé" "loli"...).      Le roman rend compte de cette schizophrénie, celle qui fait accroire que la période servile est un passé lointain mais aussi celle qui estime que pour bien décrire la réalité caribéenne, il faut passer par la mise en scène des  corps souffrants, maltraités puisque soumis à la violence esclavagiste ; le roman en créole de l'écrivain martiniquais Romain Bellay, Farizet Léranski, en fait un récit saisissant. Alors que Jamaica Kincaid, écrivaine antiguaise, dans Autobiographie de ma mère, tente, selon Patricia Donatien-Yssa, de vaincre, par l'écriture, cette souffrance,  "d'exorciser la blès"[...] "ce syndrome  apparu dans la Caraïbe dans les populations ayant subi successivement la déportation, l'esclavage et la colonisation" et qui se manifesterait physiquement (douleurs au niveau du thorax, du dos, avec impression d'un corps étranger à l'intérieur de la poitrine) et mentalement (avec mélancolie sans conséquence sur le corps et pathologie psychosomatique grave qui affecterait la santé mentale...)      
 Le mouvement de la Créolité à travers Chamoiseau et surtout Confiant a voulu démontrer combien il était illusoire de vouloir décrire la réalité singulière de l'univers post-esclavagiste, directement marquée par la Plantation, si on faisait fi de la langue créole née justement dans cet univers, si on occultait certains territoires corporels.  Malgré tout un travail d'écriture sur la langue et une évocation souvent réaliste de personnages emblématiques du monde créole, tels les conteurs, les djobeurs, les marchandes, les majors, les fameux fiers-à-bras de quartiers populaires , les proxénètes ou les prostituées,  dans Chronique des 7 misères ou Solibo magnifique, Le Nègre et l'Amiral et La jarre d'or,  certains ont cru déceler de l'exotisme au second degré... 

-   Enfin, l e c o r p s d e m e u r e e x o ti q u e d a n s s e s m a n i è r e s ( d ' ê t r e a u monde): Lorsqu'on lit la fin du chapitre 9 de Gouverneurs de la Rosée, on assiste à une scène d'amour entre une femme et un homme, reconnaissons-le, assez convenue voire aseptisée :" Leurs lèvres [celles de Manuel et d'Annaïse] se touchèrent. - Mon nègre, soupira-t-elle. Elle ferma les    yeux et il la renversa.[...] Son corps nu brûlait. Il desserra  ses genoux et elle s'ouvrit à lui. Il entra en elle, une présence déchirante, et elle eut un gémissement blessé, non, ne laisse pas ou je meurs.[...] L'isotopie de l'amour courtois travaille en profondeur ce texte. Yannick Lahens, écrivaine haïtienne, trouve même que cette scène entre deux paysans est   invraisemblable, elle  n'est pas loin de la considérer comme une "imposture". Son dernier roman Bain de lune peut se lire, entre autres choses, comme une réponse à une vision, somme toute, idyllique de l'amour dans la paysannerie haïtienne. 
       Alors tant qu'il en était ainsi, l'évocation du corps ou des corps ne posait, paradoxalement, pas de gros problèmes. Elle pouvait même susciter le rire de distanciation ou l'acquiescement bienveillant. Mais dès lors qu'ils se sont rapprochés, que les corps  ont pris  leurs quartiers, grâce aux écrivains, dans les villes, dans les milieux  favorisés et lettrés,  peut-être, devenait-il dangereux d'offrir ainsi la jouissance de leur intimité, avec ses charges symboliques, à la  vue de tous et surtout à celle de la jeunesse, abreuvée quotidiennement d'images et de lectures d'oeuvres érotiques ? On l'aura compris, les corps caribéens dans leurs ébats gênent et mettent mal à l'aise encore aujourd'hui ! 
  
Néanmoins, dans les œuvres en français ou en créole, chez les écrivaines et écrivains contemporains, (Confiant, Chamoiseau, Alexandre, Rosier, Frankito, Kéclard...Anique Sylvestre, Fabienne Kanor, Maryse Condé...Yannick Lahens... ou Romain Bellay, Hughes Bartéléry et Térèz Léotin...) les différentes représentions des corps  ne peuvent se dessiner  schématiquement  ainsi : 
-  le masculin = hétérosexualité (force, hypervirilité) et absence de l'homosexualité. -  le féminin= ventre maternel, hyper sexualisation, dévalorisation ou objet de vénération et de glorification. -  l'enfant (fille et garçon)= Lieux d'amour ou objets de viol et de violence? - Le pays, la société, la ville comme un corps = métaphore polysémique (mère, femme,   amante)  
    Tout est plus complexe qu'il n'y paraît. Certes, on assiste à travers des scènes d'amour plus nombreuses que par le passé à des descriptions  réalistes voire crues. Mais le roman et plus globalement l'œuvre littéraire ne devient  pas un corps articulé ou désarticulé exclusivement autour d'une sexualité frénétique, apaisée ou singulière. Cette dernière est, généralement, au service d'un projet d'écriture, d'un projet esthétique précis... 

      Et chez moi, (Serghe Kéclard), de L'Homme qui avait perdu ses mots en passant par Quartier Césaire à Cartel Comédie, ,si le corps est omniprésent, je me suis appliqué, néanmoins, à brouiller les pistes. 
      Parce que je pense que les mots sont des masques qui  nous dissimulent, dissimulent notre corps  tout en le révélant (à nous-mêmes et aux autres), je pense que ce sont de formidables accélérateurs d’imaginaires. Mes personnages sont aussi des corps. Tous les mots, qu’ils soient soutenus, familiers ou vulgaires, créoles, français ou dans un langage créé, les silences qu’ils soient lieu de vacuité ou assourdissants  décrivent les territoires corporels des personnages. Dans ma première œuvre romanesque qui s’appelle L’homme qui avait perdu ses mots (le titre est déjà tout un programme) j’ai essayé de camper un personnage torturé d’écrivain dipsomane  qui n’arrive plus à écrire, rongé qu’il est par une enfance douloureuse  (l'assassinat de son  père et la folie de sa mère) par ses vieux démons et l’alcool, au fond duquel il se réfugie pour oublier ses failles,  ses
insuffisances, ses lâchetés, sa difficulté à habiter son corps de noir, de "nèg wouj". Pourtant au début sa relation avec son épouse - pianiste et mulâtresse - semble torride (mais apaisée) "Il s'était mis à pleuvoir. Et l'homme  et la femme, dans la douceur péléenne de leur corps, écoutaient extatiques, la pluie danser sur l'ondulation moite de la tôle." Mais très vite les choses vont s'envenimer entre Philogome et Phyléa (à cause de la perte des  mots du premier ou à cause de l'alcool?) puisque cette dernière lui avouera, de guerre lasse: "Oh! Que je te blesse du pur sucre de ma bouche pour qu'enfin et à tout jamais ton corps à vif se souvienne de l'écharde de mes mots d'île saccagée..."  Sa fille, Bettina-Gail,  qu’il a eue avec Sītă, une de ses nombreuses maîtresses, une indienne du Nord, va tenter de récupérer, après son suicide, ses mots. A travers ses écrits publiés ou non. Pour essayer de reconstituer le corps de son père, l’histoire de sa vie et la sienne aussi. Dans une prosoppopée  elle s'interroge sur le bien-fondé d'une telle démarche : "Ai-je retrouvé tes mots, papa? Je n'en sais rien. Etais-je la mieux placée pour le faire, pour procéder à cette quête, requête, contre enquête? Là où tu te trouves, tu évalueras les résultats obtenus. Mais ce dont je suis sûre, c'est qu'il me fallait  partir à la rencontre de mon ancêtre encombrant."  Je crois, pour ma part, à la prégnance du passé sur notre existence…Mais je crois aussi qu'on peut en faire une force (c'est mon côté optimiste raisonnable) car "Nous sommes tous le fruit (mûr, abîmé ou blet) du passé." dixit Bettina-Gail.
 Les personnages de mes romans ou nouvelles ne sont ni des junkies défoncés, en déshérence complète ni des héros flamboyants. C'est vrai, ils sont des êtres avec fêlures et failles. Yo toujou ni an tjak. Comme  n’importe lequel ou laquelle d’entre nous. Mais les mots les aident soit à combler leurs failles et leurs fêlures soit à les révéler. Dans Cartel Comédie, Faya, Tite Salope ou Monkey sont, à ce titre, assez exemplaires (de ces personnalités à la fois fragiles et fortes)…Par exemple, le personnage de Tit Salope. On m'a reproché de l'avoir dénommée ainsi,  voyant là de la discrimination sexuelle alors qu'au delà d'un clin d'oeil  il s'agissait pour moi de donner à lire une jeune femme forte, déterminée, lucide en dépit des apparences: l'homme qu'elle aime la quitte pour sa meilleure amie, Sweeta la métisse "à la couleur wayayay" son "total contraire" et pourtant elle n'hésitera pas à le défendre mordicus lorsqu'il est attaqué par le groupe et le mettra devant ses responsabilités quand cela s'avère nécessaire. Ces personnages ont, quelquefois, tout pour être heureux. Mais gâchent tout. Ils ne sont pas faits pour le bonheur ou s’en détachent par  bêtise,  peur, mésestime de soi, goût douteux du jeu ou blès mais ce, avec une dose suffisante d’autodérision pour ne pas sombrer totalement... Partout dans les situations dans lesquelles ils se trouvent projetés, les mots  qu’ils prononcent et les silences derrière lesquels ils tentent, vainement, de se protéger, ils se mettent à nu, le corps à nu. Et le paradoxe veut qu’ils s’accrochent, malgré tout, surtout  Tite Salope, à une idée, à une utopie, celle de faire corps (comme une seule communauté) celle de faire « peuple », celle d’être des « mankatjenbé » - ceux qui se maintiennent dans la vie sans faiblir -: "Nous avions, au sein du cartel, un grand besoin de croire. De croire en quelque chose de plus grand que nous. De nous raccrocher de manière presque compulsive à des certitudes de cohésion. Le pays semblait tellement morcelé d'intérêts divers."  
          En conclusion, (si tant est qu'on puisse conclure) il m'a semblé que les représentations du corps ou des corps dans les littératures caribéennes d'aujourd'hui, oscillent entre meurtrissure et célébration et que souvent le corps à corps se veut monstration de beautés, hymne à la Beauté. En aucun cas étalage gratuit de chairs en rut pour yeux concupiscents. Non seulement les corps caribéens prennent toute leur place - qu'il soit féminin ou masculin - dans l'économie narrative de l'oeuvre, mais en plus, ils deviennent personnages à part entière, actants essentiels de questionnements et /ou de reconquêtes identitaires au même titre que l'esprit auquel ils se lient pour créer des "esprit-corps" ou des "corps-esprit" aux langages d'une grande richesse symbolique.   
                                                                                  Serghe Kéclard, février 2015

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